Chapitre 3

 

UNE RENCONTRE HUMILIANTE

 

 

Morik le Rogue avait retrouvé sa vieille chambre. Et son nom. Contrairement à leurs assertions, les autorités de Luskan n’avaient pas la mémoire longue.

L’année précédente, il s’était vu accuser d’une tentative d’assassinat sur la personne de l’honorable capitaine Deudermont du Farfadet des Mers, un célèbre chasseur de pirates. À Luskan, l’accusation et la condamnation étant quasiment la même chose, Morik avait failli subir la peine de mort à l’occasion de l’atroce spectacle du Carnaval du Prisonnier. Supplicié en place publique, il était sur le point d’expirer quand le capitaine, horrifié, lui avait offert son pardon.

Pardon ou non, Morik ne devait plus reparaître à Luskan sous peine d’être exécuté. L’année d’après, bien sûr, il y était retourné. Sous une identité d’emprunt, d’abord. Mais très vite, le naturel était revenu au galop. Il avait repris ses habitudes, renoué avec ses louches accointances, récupéré son appartement et enfin son nom à la solide réputation. Les autorités le savaient. Mais elles avaient manifestement d’autres chats à fouetter, d’autres malfaiteurs à torturer à mort. Elles ne se soucièrent donc pas de lui.

Avec le recul, Morik repensait avec amusement à sa mésaventure. Quelle ironie ! Être châtié pour un délit qu’il n’avait pas commis, alors qu’il aurait dû être condamné à juste titre pour bien des crimes…

Mais tout ça était du passé… Un tourbillon d’intrigues et de dangers qui portait le nom de Wulfgar… Il redevenait Morik le Rogue, et tout rentrait dans l’ordre. Ou presque.

Un autre épisode éprouvant et terrifiant était survenu dans sa vie. Avec des regards nerveux à la ronde pour s’assurer qu’il était seul, il se plaqua tout près de la porte, histoire de cacher ses gestes à d’éventuels observateurs invisibles, et entreprit de désactiver la dizaine de pièges mortels disposés des deux côtés du chambranle, de haut en bas. Muni d’un trousseau de clés, il ouvrit ensuite trois serrures, désarma un autre mécanisme – explosif, celui-là –, poussa la porte, entra, la referma et réactiva les sécurités. Le tout lui prit plus de dix minutes. Mais chaque fois qu’il revenait chez lui, il respectait scrupuleusement ce rituel. Sans crier gare, les elfes noirs étaient entrés dans sa vie, lui promettant monts et merveilles s’il exécutait leurs besognes.

Lui donnant aussi à voir ce qui l’attendait s’il les décevait…

Dun coup d’œil, il s’assura que l’orbe était toujours à sa place, dans le vase qui trônait sur un guéridon du vestibule. Un vase enduit d’un poison agissant par simple contact, et faisant pression sur un mécanisme mortel à ressort… Morik avait payé la peau des fesses pour l’acquérir. L’investissement représentait une année de larcins et de cambriolages. … Mais à ses yeux, l’orbe valait son pesant d’or grâce à son puissant dweomer anti-portails dimensionnels. Aucun magicien ne pourrait plus s’introduire dans les lieux par un sort de téléportation.

Morik le Rogue ne voulait plus jamais être réveillé par un elfe noir se tenant à côté de son lit, penché sur lui.

Serrures verrouillées, orbe en place, tout paraissait normal… Pourtant, il sentit sa nuque se hérisser. Un signal subtil, une brise intangible qui lui signalait que quelque chose ne se trouvait pas à sa place habituelle… Il regarda autour de lui, sonda les ombres, examina les plis des rideaux – devant une fenêtre murée par ses soins – et des tentures, puis son lit à la tenue impeccable avec les draps et les couvertures tirés sans un faux pli et méticuleusement glissés sous le matelas afin de laisser le plancher, dessous, parfaitement visible… Morik se pencha légèrement et regarda sous le lit.

Personne ne s’y cachait.

Les tentures, alors ? Prudent, Morik adopta une approche détournée afin de ne pas pousser l’intrus dans ses retranchements. Puis il attaqua d’un mouvement vif, dague brandie… Peine perdue. Les tentures écartées, il constata qu’il n’y avait personne.

Amusé par sa paranoïa, il rit, soulagé. Comme son univers avait changé depuis l’intrusion des elfes noirs ! Il vivait sur les nerfs…

Depuis l’arrivée de Wulfgar en ville, il avait vu les drows à peine cinq fois. Pour des raisons qui lui échappaient, ceux-ci voulaient qu’il garde un œil sur le barbare.

Malgré sa nervosité constante, il se rappela tout ce que cette alliance pourrait lui rapporter sur le plan financier. D’après ce qu’il avait pu glaner, il était redevenu Morik le Rogue après la visite d’un lieutenant de Jarlaxle chez un grand ponte de la ville…

Lâchant les rideaux, il soupira… et se tétanisa de frayeur, une main plaquée sur sa bouche, la fine lame d’un couteau lui frôlant la gorge.

— Vous avez les joyaux ? lui chuchota une voix à l’oreille.

Il y avait, dans ce murmure, une force et un calme étonnants. L’agresseur fit passer ses doigts de la bouche de Morik à son front pour lui incliner la tête en arrière. Et lui rappeler la vulnérabilité de sa position.

Morik ne répondit pas. Comment renverser la situation à son avantage ? La fuite était l’une des possibilités les moins probables qui s’offraient à lui. Le gaillard, musclé, maintenait le couteau contre sa gorge d’une main beaucoup trop ferme. Qui qu’il soit, Morik comprit aussitôt qu’il n’avait pas la moindre chance de lui échapper.

— Alors, ces bijoux ? Je fatigue…, chuchota de nouveau la voix.

— Vous n’êtes pas un drow, répondit Morik, cherchant autant à gagner du temps qu’à s’assurer que cet homme – et il savait qu’il s’agissait d’un homme et certainement pas d’un elfe noir – n’agirait pas inconsidérément.

— Peut-être le suis-je, sous mon déguisement magique d’humain…, répondit l’assaillant. Mais c’est impossible, puisqu’il y a le champ de force anti-sorcellerie dans cette pièce…

L’intrus le repoussa alors violemment et le saisit par l’épaule pour le forcer à se tourner vers lui.

Morik constata que l’homme lui était inconnu, mais il comprit qu’il n’en était pas moins en danger. Il baissa fugitivement les yeux sur sa dague – une arme aussi pathétique que lui, comparée à l’épée magnifique de son agresseur, avec une garde incrustée de joyaux…

Il n’y avait pas à s’y tromper.

À Luskan, la capitale des voleurs, Morik le Rogue soutenait aisément la comparaison avec n’importe lequel de ses confrères. Dans les bas-fonds de la ville, même s’il y était souvent allé à l’esbroufe, il avait mérité sa réputation.

Mais l’homme qui se tenait devant lui, sans doute son aîné d’une dizaine d’années, affichait un sang-froid exceptionnel.

Malgré toutes les précautions de Morik, il s’était introduit dans les lieux, s’y cachant à merveille… Le Rogue s’avisa que les draps étaient froissés… Ne venait-il pas de les voir impeccablement lisses ?

— Vous n’êtes pas un drow ! osa répéter Morik.

— Tous les agents de Jarlaxle le sont-ils forcément, Morik le Rogue ? répondit l’homme.

Hochant la tête, Morik rangea sa dague dans l’étui qu’il portait à son ceinturon – une tentative désespérée d’alléger la tension.

— Les bijoux ? demanda de nouveau l’intrus.

Le Rogue trahit son affolement.

— Vous devriez les avoir acquis auprès de Telsburgher, lui fit remarquer l’homme. La voie était dégagée et la mission assez simple.

— La voie aurait été dégagée, rectifia Morik, sans un petit magistrat rancunier…

L’intrus ne manifesta ni curiosité ni colère – rien de nature à indiquer qu’il était intéressé par les excuses de Morik.

— Telsburgher est prêt à me les vendre au prix convenu, se hâta d’enchaîner le Rogue. Il avait simplement peur d’être inquiété par le magistrat Jharkheld. Ce vieux hibou a la mémoire longue. Il me sait de retour en ville et entend me traîner de nouveau au Carnaval du Prisonnier. Par chance, ses supérieurs s’y opposent. Vous remercierez Jarlaxle pour moi.

— Vous le remercierez en faisant ce qu’on vous dit, riposta l’homme. (Morik se dandina nerveusement.) Il vous aide pour que vous remplissiez ses coffres, pas pour que vous l’accabliez de bons sentiments.

Le Rogue hocha la tête.

— J’ai peur de m’attaquer à Jharkheld, expliqua-t-il. Jusqu’où puis-je aller sans encourir les foudres des hautes autorités de Luskan ? Et donc, sans ruiner les investissements de Jarlaxle ? Car il a beaucoup misé sur moi.

— Jharkheld n’est pas un problème, répondit l’inconnu avec tant d’assurance dans la voix que Morik en fut aussitôt persuadé. Achevez la transaction.

— Mais…

— Cette nuit.

Se détournant, l’intrus gagna la porte et, sous l’œil du Rogue, décrivit devant la porte d’étranges arabesques pour déjouer tous les pièges et lever les verrous. Là où il avait fallu à Morik plusieurs minutes, des clés réputées impossibles à reproduire et une connaissance approfondie des mécanismes, il suffit de quelques secondes – et de ses mains nues – au visiteur…

Qui se retourna pour jeter quelque chose aux pieds du voleur médusé.

Un ressort.

— Celui du piège du bas était trop relâché pour servir encore, expliqua l’homme. Je l’ai remplacé.

Sur ces mots, l’homme sortit et referma derrière lui. Des cliquetis ponctuèrent la réactivation expresse de toutes les sécurités.

À pas prudents, Morik approcha de son lit, puis tira sèchement les couvertures. Le trou pratiqué dans le matelas était de la taille d’un homme. Il éclata de rire malgré lui. Et Jarlaxle monta encore de plusieurs crans dans son estime.

Inutile de retourner devant le vase piégé pour constater que l’orbe d’origine, remplacé par un faux, venait de passer la porte avec le visiteur.

 

***

 

Sous le soleil de la fin d’après-midi, Entreri cilla. Une main enfoncée dans sa poche, il palpa l’orbe ensorcelé qu’il venait de voler à Morik et qui avait tant frustré Rai-guy… Les déconvenues du magicien enchantaient Entreri. Il avait fallu pas loin d’une dizaine de jours à Bregan D’aerthe pour comprendre le problème, la résidence de Morik étant devenue inaccessible aux magiciens. Cette seule pensée amusa Entreri. Bregan avait mis autant de temps pour comprendre la raison pour laquelle Morik paraissait si loin et comment cet homme était parvenu à empêcher les magiciens de fureter dans sa chambre. Voilà pourquoi Entreri avait été envoyé à Luskan. Il ne se faisait aucune illusion, il n’avait pas fait le voyage pour ses talents de voleur, mais simplement parce que les elfes noirs ignoraient à quel point Morik leur résisterait, et parce qu’ils n’avaient pas souhaité risquer la vie de l’un de leurs congénères dans cette mission. Certes, Jarlaxle ne serait pas ravi d’apprendre que Rai-guy et Kimmuriel avaient forcé l’humain à retourner enquêter, mais ces deux-là savaient qu’il n’irait pas s’en plaindre.

Le tueur avait donc joué les pigeons voyageurs pour les deux redoutables elfes noirs.

Ses instructions, à propos de l’orbe, étaient limpides. Il devait placer l’objet à l’écart puis émettre le sifflement magique convenu pour rentrer en contact avec les elfes noirs, à Portcalim. Bien sûr, Entreri n’était pas pressé.

Il savait qu’il aurait dû tuer Morik, tant pour son impertinence que pour son échec avec les joyaux. Bien entendu, Rai-guy et Kimmuriel exigeraient l’exécution du rustre.

Comment justifier sa clémence envers le Rogue ?

Pour y avoir souvent séjourné, Entreri connaissait Luskan comme sa poche. Il venait précisément d’en revenir après une longue visite. Avec d’autres agents drows, il avait découvert la vérité sur l’orbe anti-magie de Morik…

Au hasard de ses déambulations, il entendit des cris et des clameurs féroces…

Le Carnaval du Prisonnier…

Guidé par le brouhaha, il arriva sur la place à l’instant où le bourreau arrachait lentement les intestins du supplicié du jour, les déroulant sous les yeux de la foule comme de la corde blanche.

Entreri jeta à peine un coup d’œil au spectacle et préféra étudier le magistrat de petite taille aux traits anguleux qui continuait à vociférer à l’oreille du malheureux, exigeant qu’il livre les noms de ses complices.

— Ne gâchez pas toutes vos chances de monter au ciel ! Rachetez-vous avant qu’il soit trop tard ! hurla le magistrat d’une voix aiguë au supplicié, qui hurlait de douleur, incapable de comprendre encore ce qu’on lui disait.

Il expira. Le spectacle terminé, la place se vida. Les citadins souriaient en parlant avec excitation de Jharkheld et de ses belles exécutions publiques…

C’était tout ce qu’Entreri voulait savoir.

Se coulant d’ombre en ombre, il suivit le magistrat jusqu’à la tour proche qui abritait, outre les quartiers des dignitaires préposés au Carnaval du Prisonnier, les donjons où croupissaient les condamnés à mort – les prochains « héros » de la fête…

Entreri se félicita de détenir l’orbe qui lui assurait une protection enviable face aux magiciens chargés de la défense de la tour. Restait à déjouer la surveillance des sentinelles et les pièges mécaniques.

Artémis se gaussait des unes comme des autres.

Alors que le soleil sombrait à l’horizon, le tueur pénétra dans la tour.

 

***

 

— Ils ont trop d’alliés ! insista Rai-guy.

— Qui se volatiliseront sans laisser de trace, répondit Jarlaxle avec un grand sourire. Envolés…

Le magicien maugréa en secouant la tête. Calé dans un fauteuil moelleux, une jambe sur un accoudoir, Kimmuriel roula des yeux au plafond.

— Vous continuez à douter de moi ? lança Jarlaxle d’un ton léger et innocent où ne perçait aucune menace. Considérez plutôt tout ce que nous avons accompli ici, à Portcalim, et à la surface du monde. Nous disposons maintenant d’agents implantés dans des villes de premier plan, notamment Eauprofonde.

— Nous mettons en place ce réseau, souligna Rai-guy. Pour l’instant, seul le petit Morik de Luskan est à notre solde… Enfin, peut-être…, ajouta-t-il avec un sourire à l’attention de Kimmuriel.

Qui gloussa à la pensée du second agent affecté à Luskan, l’humain qui avait quitté Portcalim à l’insu de Jarlaxle…

— Nous parlons de contacts, en réalité, continua Rai-guy. Certains sont prometteurs, d’autres beaucoup moins. Quoi qu’il en soit, aucun ne mérite encore le rang d’agent.

— Ça ne saurait tarder, assura Jarlaxle. Ils deviendront des partenaires très satisfaisants ou seront vite remplacés… Avec un vivier d’humains féconds et cupides où puiser, ce sera franchement le cadet de nos soucis. À Portcalim… Regardez autour de vous ! Doutez-vous encore de notre sagesse à venir nous y installer ? Les bijoux coulent à flots ! Un rêve pour nos concitoyens de Menzoberranzan aux richesses limitées.

— Si les dynasties de Ched Nasad considèrent que nous menaçons leur économie, nous aurons tout gagné ! railla Rai-guy.

Lui-même était originaire de Ched Nasad.

Jarlaxle balaya l’argument d’un revers de la main.

— Je ne nie pas tous les profits à faire dans une agglomération comme Portcalim, continua le magicien, mais quand nous avons décidé de tenter l’aventure à la surface du monde, nous étions convenus d’un seul et même objectif : amasser une fortune au plus vite. Puis retourner au bercail sans tarder, en laissant éventuellement sur place les meilleurs de nos agents et de nos contacts.

— Il fallait réviser nos plans, et je l’ai fait, répondit Jarlaxle. Il me paraît évident que nous avions sous-estimé le potentiel de nos opérations de surface. Je le redis, vive le développement !

Ses lieutenants firent grise mine. Apparemment réfractaire à tout débat, Kimmuriel continuait à fixer le plafond, comme s’il opposait un rejet catégorique à la proposition de Jarlaxle.

— Les Ratisseurs désirent que nous limitions nos actions à ce secteur, rappela Jarlaxle. Mais beaucoup de biens exotiques, susceptibles de provoquer une forte demande à Menzoberranzan, n’appartiennent pas au secteur en question…

— Alors passons un accord avec les Ratisseurs, offrons-leur un pourcentage des gains sur ce nouveau marché qui leur est inaccessible, proposa Rai-guy.

Une suggestion parfaitement raisonnable à la lumière de l’histoire de Bregan D’aerthe, la compagnie d’aventuriers qui avait fait sienne l’expression « prendre des bénéfices mutuels ».

Jarlaxle écarta le pouce et l’index avant de les presser l’un sur l’autre comme pour éliminer une tache.

— Ce sont des boutons… Une poussée de fièvre amenée à disparaître.

— Ce n’est pas aussi simple que vous semblez le croire ! lança une voix féminine.

Vêtue d’une robe fendue assez haut pour dévoiler une jambe au galbe parfait, Sharlotta Vespers apparut dans l’encadrement de la porte.

— Les Ratisseurs s’enorgueillissent de leur réseau étendu. Vous pourriez détruire tous leurs repaires, abattre leurs agents connus et jusqu’à leurs partenaires que vous laisseriez encore de nombreux témoins…

— Qui feraient quoi ? demanda Jarlaxle en souriant et en invitant la nouvelle venue à s’asseoir près de lui, sur son siège.

Ce qu’elle fit avec l’aisance de la familiarité.

À cette vue, Rai-guy jeta un autre coup d’œil à Kimmuriel. Tous les deux savaient que leur chef couchait avec l’humaine. Et ils n’appréciaient guère. Sharlotta, une survivante, comme Entreri, de la vieille guilde Basadoni, était rouée au possible – presque assez pour ne pas faire tache parmi des drows. Après avoir appris leur langue, elle s’exerçait au complexe langage des signes. Rai-guy la trouvait parfaitement répugnante. S’il la considérait plutôt comme un petit animal exotique, Kimmuriel n’aimait pas la voir chuchoter des suggestions à l’oreille de son amant.

En l’occurrence, il leur parut à tous les deux que Sharlotta était de leur avis, ils ne s’avisèrent donc pas de l’interrompre, comme ils en avaient pris l’habitude.

— Des témoins, continua la jeune femme, qui avertiraient les autres guildes et les autorités du Calimshan. L’élimination des Ratisseurs trahirait la présence d’une grande puissance tapie dans l’ombre de Portcalim.

Jarlaxle sourit.

— Une grande puissance, en effet.

— Oui, mais dont la première force réside dans le secret, souligna Sharlotta.

Il la repoussa du siège. Elle dut à ses réflexes de ne pas atterrir sur son séant. Il la bouscula encore, comme si son avis lui importait peu, en se levant pour se rapprocher de ses lieutenants.

— J’envisageais le rôle de Bregan D’aerthe à la surface comme de l’import-export. Et c’est chose faite. Maintenant, je vois clair dans les sociétés dominées par les hommes… Leur faiblesse saute aux yeux ! Nous pouvons aller plus loin. Nous le devons.

— Une conquête ? grogna Rai-guy, ironique.

— Pas du style de Baenre avec Castelmithral, précisa Jarlaxle, enthousiaste. Plutôt une… assimilation. Pour ceux qui joueront le jeu…, poursuivit-il en affichant un sourire malicieux.

— Et ceux qui refuseront de disparaître ? railla le magicien.

Décidément, l’ironie de Rai-guy semblait voler au-dessus de Jarlaxle, qui sourit de plus belle.

— N’avez-vous pas exécuté l’autre jour une espionne des Ratisseurs ?

— Entre défendre nos secrets et repousser les limites de notre champ d’action, il y a un monde ! riposta le magicien.

— Simple question de sémantique, fit le chef des mercenaires, amusé.

Derrière lui, se mordillant les lèvres, Sharlotta Vespers secoua la tête, affligée.

Avec ce style de politique expansionniste éminemment dangereuse, ses nouveaux bienfaiteurs semblaient sur le point de se ramasser en beauté.

 

***

 

Dans une allée, Entreri écoutait les cris venus de la tour, attentif à la confusion qui y régnait. En s’y infiltrant, il avait d’abord foncé aux sous-sols libérer un prisonnier fort discourtois. Une fois le bougre emmené en – relative – sécurité, du côté des tunnels ouverts au fond des cachots, il était revenu au rez-de-chaussée, était monté au premier et avait facilement trouvé l’appartement de Jharkheld, dans un des couloirs chichement éclairés à la torche.

La porte n’était pas verrouillée.

Si Entreri n’avait pas été témoin de la cruauté du magistrat, tantôt, il aurait pu tenter de le raisonner à propos de Morik. Maintenant, plus rien ne s’opposerait à ce que le Rogue mène la transaction à bien.

Le prisonnier en fuite – le coupable idéal du meurtre de Jharkheld – avait-il déjà été repris par la garde ? Le bougre allait en baver… Imperméable aux remords, Entreri sourit. Après tout, le sombre idiot n’aurait pas volé son sort. Voir un inconnu prendre tous les risques pour venir le libérer au fond de sa geôle puante et le pousser vers la sortie ne l’avait pas étonné, l’imbécile ! Il n’avait même pas posé de questions à son « sauveur » lorsque ce dernier l’avait libéré de ses fers. Il aurait dû tenter d’assommer Entreri et de l’enchaîner à sa place, s’il avait été assez malin pour mériter de survivre…

Tant de prisonniers promis au bourreau se succédaient dans les cachots que les geôliers n’y auraient sans doute vu que du feu.

Bref, le destin du malfaisant était scellé. Aux yeux d’Entreri, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Naturellement, il clamerait qu’on était venu le libérer pour lui faire porter le chapeau dans cette sombre affaire de crime…

Il s’égosillerait longtemps. Le Carnaval du Prisonnier se moquait éperdument de ce genre d’histoires à dormir debout.

Artémis Entreri aussi.

Son bouc émissaire déjà oublié, Artémis Entreri s’assura qu’il était seul avant de poser l’orbe sur le bas-côté de l’allée, de s’écarter et de siffler – sans grande conviction. Il se demanda alors comment il allait le faire fonctionner. Il lui faudrait un tour de magie pour regagner la lointaine Portcalim… Or, comment faire s’il devait rapporter l’orbe ? L’objet ensorcelé ne déjouerait-il pas toute tentative de téléportation ?

Un écran de lumière bleue se matérialisa à côté de lui. Un portail magique… Il ne s’agissait pas de l’œuvre de Rai-guy, mais plutôt de celle de Kimmuriel Oblodra, cette fois.

C’était donc cela…, s’amusa-t-il. L’orbe était sans doute inopérant contre les psioniques.

Pourtant, Entreri eut un doute… Et cela suffit à l’ébranler profondément tandis qu’il s’apprêtait à s’en emparer. Qu’arriverait-il si, contre toute attente, l’orbe affectait la distorsion dimensionnelle de Kimmuriel ? Entreri se retrouverait-il au mauvais endroit… voire dans un autre plan d’existence ?

Il chassa son inquiétude. Orbes magiques ou pas, la vie devenait un exercice éminemment périlleux, au contact des drows… Autant en prendre son parti. Il prit soin d’enfouir sournoisement l’orbe au fond de sa poche. D’éventuels observateurs auraient du mal à distinguer du mouvement, dans cette allée si sombre. Respirant à fond, Entreri avança, franchit le portail…

Et manqua tituber, luttant pour conserver l’équilibre, dans l’une des salles secrètes de la guilde, à Portcalim, à des centaines et des centaines de kilomètres de là.

Il se retrouva face à Kimmuriel et à Rai-guy, qui le regardèrent attentivement.

— Les bijoux ? lança Rai-guy en drow.

Le tueur parlait la langue elfique – à peu près.

— Bientôt…, répondit-il dans un drow hésitant. Il y a eu un problème.

De surprise, Kimmuriel et le magicien haussèrent leurs fins sourcils blancs.

— Il y a eu, répéta Entreri. Morik aura bientôt les bijoux.

— Alors il vit toujours, grogna Kimmuriel. Et pour avoir tenté de se dissimuler ?

— Il s’agissait surtout des manœuvres mal inspirées de magistrats locaux visant à le préserver de toute influence extérieure…, mentit Artémis avec aplomb. D’un magistrat en particulier, rectifia-t-il aussitôt en voyant leurs mines revêches. J’ai remédié au problème.

Si les drows ne parurent guère s’en réjouir, ils n’élevèrent pas d’objections.

— Et le magistrat en question avait scellé par magie l’appartement de Morik ? insista néanmoins Rai-guy.

— La question est résolue…

— Et l’orbe ? lança Kimmuriel.

— Morik se l’était procuré, rappela Rai-guy, le front plissé.

— Apparemment, il en ignorait les propriétés, répondit calmement Artémis.

Son subterfuge semblait fonctionner.

Naturellement, les drows auraient toujours des doutes, soupçonnant le tueur de maquiller la vérité à ses propres fins. Mais en l’absence de tout indice ou incohérence dans sa version, ils s’abstiendraient de réagir. Histoire de ne pas s’attirer les foudres de Jarlaxle.

Une fois de plus, constater que sa sécurité dépendait essentiellement du bon vouloir du chef des mercenaires ne ravit pas Artémis. Il détestait dépendre de qui ou de quoi que ce soit. Pour lui, dépendance rimait avec faiblesse.

Il devait retourner la situation à son avantage.

Rai-guy tendit une main fine à la délicatesse trompeuse.

— Vous avez l’orbe.

— Il est mieux avec moi qu’avec vous, osa riposter le tueur.

Aussitôt, les deux elfes noirs se tendirent.

Et Entreri sentit l’orbe vibrer doucement au fond de sa poche. Il le palpa de ses doigts sensibles. C’était subtil, venant du cœur de l’objet ensorcelé… Le tueur fixa Kimmuriel qui, les yeux fermés, se concentrait.

Alors, il comprit. L’orbe ne pouvait rien contre la formidable puissance mentale du psionique… Entreri avait déjà été témoin de ce tour de psionique. Puisant dans l’énergie de l’objet, Kimmuriel était en train de l’exciter pour atteindre un seuil… explosif…

Entreri caressa l’idée de lancer l’orbe à la dernière seconde au visage de l’elfe noir. Comme il aurait adoré voir un des actes du misérable se retourner contre lui !

D’un geste, Kimmuriel rouvrit un portail dimensionnel sur la rue presque déserte. Un portail de la taille de l’orbe, pas d’un homme…

Entreri sentit l’énergie monter dangereusement… La vibration, au fond de sa poche, n’avait plus rien de subtil. Mais il continua à fixer Kimmuriel. De le défier en ne montrant aucune peur.

En vérité, il ne s’agissait pas d’un duel de volontés. Entreri avait une véritable bombe dans la poche ; s’il était pulvérisé par l’explosion, Kimmuriel qui se tenait assez loin de l’humain ne serait même pas éclaboussé par son sang.

De nouveau, le tueur envisagea de lui lancer l’orbe à la dernière seconde… Mais la futilité de la tentative s’imposa à lui.

Il suffirait à Kimmuriel de désactiver l’orbe aussi facilement qu’on mouche une torche en la plongeant dans de l’eau… Et Entreri fournirait aux lieutenants de Jarlaxle le prétexte rêvé pour l’éliminer.

Certes, le mercenaire en serait fâché. Mais il ne dénierait jamais à Kimmuriel ou à Rai-guy le droit élémentaire de se défendre.

Artémis Entreri n’était pas prêt pour un tel affrontement.

Pas encore.

Il jeta l’orbe dans le portail dimensionnel – presque à l’instant où il explosait…

Le portail disparut aussitôt.

— Vous jouez à des jeux dangereux, observa Rai-guy.

— Vous voulez plutôt parler de votre ami drow…, répondit Entreri.

— Je ne faisais pas allusion à l’orbe, précisa le magicien. Notre peuple dit volontiers qu’il est stupide d’envoyer un gosse faire le travail d’un guerrier. De même, confier la mission d’un drow à un humain est d’une idiotie crasse.

Le tueur ne trouva rien à répondre. Cette situation commençait à lui rappeler désagréablement son « séjour » forcé à Menzoberranzan…

Perdu au milieu de vingt mille elfes noirs, si doué et brillant dans son domaine soit-il, il n’avait jamais pu se distinguer de la masse…

Rai-guy et Kimmuriel firent assaut d’insultes bien senties visant toutes Entreri. Certaines étaient assez subtiles, d’autres franchement obscènes.

Le tueur encaissa sans moufter. Qu’aurait-il pu riposter ?

Il repensait à l’oasis Dallabad, à une épée et à un gantelet bien particulier…

Il supportait les railleries parce qu’il n’avait pas le choix.

Pour l’instant.

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